LE PERDEUR
Il réussit à tout perdre. Il commence avec des choses insignifiantes. Il en a beaucoup à perdre. Que d’endroits n’y a-t-il pas où il est facile de perdre quelque chose !
Les poches qu’il se fait faire spécialement à cet effet. Les enfants qui lui courent après dans la rue, « Mister » par-ci, « Mister » par-là. Il sourit, tout réjoui, et ne se baisse jamais. Il se garderait bien de retrouver quelque chose. Ils ne seront jamais assez nombreux à lui courir après pour qu’il consente à se baisser. Il a perdu ce qu’il a perdu, et d’ailleurs, dans quelle intention l’avait-il emporté ? Mais comment se fait-il qu’il lui en reste tant ? N’est-il jamais à court de choses à perdre ? Sont-elles inépuisables ? Elles le sont, mais personne ne le comprend. Il semble posséder une immense maison pleine de petits objets et il paraît impossible qu’il puisse se débarrasser de tous.
Peut-être que des voitures bourrées à ras bord arrivent à l’entrée de service et déchargent leur cargaison pendant qu’il est sorti pour perdre. Peut-être qu’il ne sait pas ce qui se passe en son absence. Il ne s’en occupe pas, cela ne l’intéresse pas, s’il n’y avait plus rien à perdre, il ferait une drôle de tête. Mais il ne s’est jamais trouvé dans cette situation, c’est un homme aux pertes ininterrompues, un homme heureux…
Heureux, car il s’en aperçoit toujours. On pourrait croire qu’il ne s’en aperçoit même pas, qu’il va comme en rêve et sans même savoir qu’il sème en marchant, on pourrait croire que cela se fait tout seul, sans interruption, toujours – eh bien, pas du tout, il n’est pas comme ça, il lui faut aussi le sentir, il sent la moindre babiole, autrement, cela ne lui fait aucun plaisir, il faut qu’il sache qu’il a des pertes, il faut qu’il le sache à chaque instant.